Emma et
les esprits de Noël
La
vieille Emma venait d’avoir ses soixante seize ans .Depuis vingt
ans qu’elle habitait son 2 pièces au troisième étage elle en
avait vu défiler des locataires dans les deux autres logements de
son escalier .A vrai dire elle avait toujours vécu là ;
simplement du temps de ses parents puis après ,avec son mari et son
fils , la famille occupait le rez de chaussée et le premier :
sa mère tenait une boutique et elle avait pris la suite ….. pour
remailler les bas , faire du repassage , reprendre des vêtements .
Pour le repassage et la couture la clientèle venait surtout de la
rue de Boigne , de la place Saint –Léger , de la rue Saint
–Antoine….des « dames » qui ne risquaient pas de
s’abîmer les mains en allant prendre du thé et des gâteaux au
« pâtissier galant » sous les arcades mais qui venaient
pour faire élargir leurs robes et leurs jupons .
Le
rez de chaussée était toujours humide et sombre ,pour y accéder il
fallait descendre trois marches . Elles travaillaient sous la lampe
car elle ne pouvaient pas se permettre de ne pas faire de la belle
ouvrage : petits points serrés , reprises des dentelles qui
étaient en elles même des dentelles , repassage des plis –sans
faux plis-…..L’hiver malgré le poêle elles avaient toujours
l’impression d’avoir froid .
De
l’autre côté du passage voûté qui menait à la cours un autre
escalier desservait la maison voisine ; les appartements étaient
occupés maintenant par des noirs et des chinois qui faisaient une
drôle de cuisine . Les odeurs n’étaient pas tous les jours
ragoûtantes mais elles avaient au moins l’avantage de masquer les
effluves de pipi de chats ….Pour ça il y en avait des chats dans
le quartier mais il n’empêche que la nuit elle ne serait pas allée
dans la cours parce que les bruits de courses furtives et les
piaillements elle ne savait pas trop si c’était les chats ou des
rats
Samedi
matin avant 9 heures
Emma
fermait la porte de son logement en écoutant ce qui se passait chez
ses voisins du dessous.
L’immeuble était étroit et aux deux étages inférieurs il n’y
avait qu’un appartement dont la porte donnait sur la coursive
extérieure desservie par un escalier de bois dont les marches usées
glissaient dès qu’il faisait humide. La balustrade rouillée
branlait quand elle s’y accrochait mais c’était mieux que rien …
elle n’avait plus le pied aussi sûr qu’avant et craignait de
tomber
« si
je m’étiaffe comme la mémé d’en face et que j’y laisse
mon col du fémur je finirais à l’hospice . »
Elle
était allée voir la mémé au pavillon Sainte –Hélène et le
spectacle l’avait déprimée pour au moins une semaine.
« rien que des vieilles , certaines le cul à l’air sur des
chaises percées…. posées devant une télévision qui braille .
« Les feux de l’amour » , tu parles comme ça devait
l’intéresser la mémé ce truc à l’eau de rose ;
heureusement que j’avais des choses à lui raconter :la fatima
d’en face qui s’est mis en ménage avec un roumain qui lui fait
faire la manche devant le Prisunic , le gros du restaurant qui a dû
fermer un mois après le passage de l’inspecteur …y a longtemps
que tout le monde sait qu’il y a des blattes dans sa cuisine , le
grand noir qui habite au fond de la cours dans l’ancienne remise et
qui raconte qu’il est voyant …. ce qu’il voit j’en sait rien
mais il a des visites , des pas tristes des fois !
Madame
Gozzi ,du second, elle dit que depuis qu’il est là il fait venir
des zombis et que c’est eux et pas les rats qu’on entend dans la
cour . Elle a beau dire je l’ai vue moi aller au fond de la cour ….
elle voulait sûrement un sortilège pour faire revenir le petit
blond qui passait la voir pendant que son aînée était à l’école
et la petite à la sieste ; elle peut faire sa sainte nitouche
celle là tient …et même pas aimable avec ça . Toujours à râler
et à médire ! »
Emma
s’arrêta sur la coursive du deuxième étage , pris le temps de
refixer les peignes en corne qui retenaient ses cheveux sur les côtés
….elle se donnait du temps pour écouter .
La
dernière née des Gozzi pleurait tandis que sa mère criait à sa
sœur de s’arrêter immédiatement….. Agrippée à la rampe
métallique Emma commença à descendre lentement , faisant
particulièrement attention à rester sur le bord pour pouvoir poser
entièrement le pied ; le milieu des marches était creusé par
le passage et leur rebord était incurvé.
« Arrête
donc de lui faire peur en racontant que tu entends marcher un fantôme
la nuit et qu’il viendra prendre son Doudou si elle ne te laisse
pas sa trottinette. C’est toi qu’il va venir chercher si tu ne
débarrasses pas immédiatement la table du petit déjeuner …
-mais
tu viens de me dire d’arrêter parce que les fantômes ça n’existe
pas !
- ne
répond pas s’il te plait !
mais non poussin , il n’y a pas de fantôme .Habille toi s’il te
plait ! »
« c’est
tous les jours la même chose » pensa Emma ; « leur
mère ferait mieux de leur mettre une fessée chacune au lieu de
crier pour rien . Chez nous il y a belle lurette que la mère aurait
décroché le martinet ! »
Encore une marche .. « Dire que c’est elle qui a
raconté l’histoire des zombis chez le primeur ; elle ne
manque pas d’air …. »
La
vieille dame continua sa descente prudente. Pas de bruit derrière la
porte de premier étage : « l’allemande est encore
couchée » grommela t’elle en continuant à descendre les
marches une à une, avec précaution. Rien à dire sur la «
Gretchen » ; depuis septembre qu’elle était arrivée Emma
n’avait encore rien trouver à redire , cela en devenait louche .
Arrivée
dans la rue Emma vérifia que son manteau noir était boutonné
correctement et resserra les attaches de la capuche de plastique
transparent qui lui couvrait la tête car il pleuviotait .
« Par
les temps qui courent plus rien n’est comme avant . Pas de neige
pour la Noël depuis je ne sais pas combien d’années et puis
tout ce que les gens dépensent pour un jour , même que certains
mangent des patates tout le mois de janvier ou même pire achètent à
crédit c’est pas normal tout ça . »
Avec sa cane dans une main et son filet à provision dans l’autre
elle ne pouvait pas prendre de parapluie. De toute façon les
parapluies elle les perdait à peine achetés …c’est comme ses
lunettes , elle avait dû mettre des cordons parce que sinon elle
était tout le temps à les chercher
« Avec une paire de loin et une paire de près c’est pas
étonnant ; je suis toujours à en poser une pour mettre l’autre
…. » .
Elle
ne voulait pas que son fils l’apprenne , ni ça ni le fait que
l’autre dimanche elle était sortie en pantoufles. « pas la
peine qu’il sache non plus que j’ai oublié le gaz sous la
casserole la semaine dernière »
De
toute façon il ne venait presque jamais sauf pour « demander
des sous » ; il ne risquait pas de la mettre chez les
vieux « parce que ça coûte »
Elle
craignait plus que les Gozzi signalent des chose à l’assistante
sociale ; pour la casserole ils étaient montés parce que cela
sentait le brûlé et l’autre jour comme elle descendait en courses
elle les avait bien entendus qui parlaient de la possibilité
d’acheter son appartement quand elle serait partie. «
Si c’est pour accélérer les choses qu’elle est allée chez le
voyant elle va en être pour ses frais . J’ai encore toute ma tête
et j’y crains pas moi la sorcellerie d’Afrique ; il peut
bien lancer les sorts qu’il veux et faire venir les esprits j’ai
toujours ma croix de communiante qui me protège . »
Elle
traversa, longea la vitrine du disquaire ….cet individu qui portait
une boucle d’oreille que son crâne rasé de près ne cachait
pas .Enfin , c’était dimanche et le rideau du magasin
était tiré, cachant ces « machins » malhonnêtes
qu’il y exposait :
« des statuettes… qu’il appelle ça ; ben il est
culotté d’afficher « statuette indienne ; kama sutra .
Les statues , les statuettes pour de vrai c’est au musée qu’on
les trouve ou à la Métropole ; à la Métropole il y en a
même sur la façade et au moins ce sont de vraies statues même si
il y en a de vilaines – des gargouilles dit le guide qui emmène
les touristes – mises là pour décorer la cathédrale »
Emma
pressa le pas en prenant le passage, elle ne voulait pas être en
retard pour la petite messe ; elle ne voulait surtout pas qu’une
autre prenne SA place . Du prie –dieu placé à côté du premier
pilier , vers la porte de la sacristie elle pouvait voir ceux qui
étaient là , ceux qui arrivaient en retard ou ceux qui partaient
sitôt l’hostie avalée, avant la quête . Elle voulait surtout
bien regarder comment les fleurs étaient arrangées et si les allées
avaient été balayées correctement .Ce n’était pas sa
semaine pour aider mais ce n’était pas une raison pour laisser
faire n’importe quoi ; quand les choses n’étaient pas à sa
convenance elle restait le temps que le monde sorte puis elle
arrangeait à son goût .
Samedi
11 heures
Bien que chargée de son filet rebondi par les pommes et les
poires à rissoles qu’elle venait d’acheter au marché, la
viande hachée « hallal » qu’elle y achetait aussi et
1/2 tomme, Emma fit le détour par « les éléphants » au
lieu de rentrer directement par la place Saint Léger ; elle
voulait passer à l’épicerie de la rue d’Italie pour récupérer
le pandoro qu’elle avait fait mettre de côté.
En
chemin elle s’arrêta plusieurs fois pour échanger quelques mots
avec ses anciens voisins , Angeline qui avait été en classe avec
elle , à l’école de la rue de la banque , et qui était restée
vieille fille …..Pas étonnant, mauvaise comme elle était !
Elle avait aussi rencontré Madame Ambrosi ; elles étaient
restées un bon moment à discuter à la sortie de la cathédrale,
évoquant
les
vieilles et les vieux qui se retrouvaient comme elles à la Mission
Italienne , rue Saint Réal .
Elles avaient un peu critiqué …entre ceux qui ne venaient que pour
le café et les biscuits proposés à la fin des réunions et qui ne
participaient pas à l’organisation du Loto de Janvier (dont la
recette permettait de payer les petits goûters. Ils le savaient
assez mais quand il fallait donner la main on les voyait rarement) ;
de plus la plus part d’entre eux n’étaient arrivés qu’en
46-47 ….
En
passant sous les arcades elle avait bien regardé tous ces gâteaux
dans la vitrine de la pâtisserie en pensant avec envie qu’ils
étaient sûrement commandés par ces familles qui habitaient les
beaux appartements rénovés… Sûr que si elle y pensait davantage
elle allait se sentir obligée de retourner à confesse !
Samedi
17 heures
Emma
venait de terminer la compote à rissoles ; la pâte feuilletée
attendait d’être pliée une septième fois. Elle s’assit cinq
minutes pour boire un dernier café …
Les
petites du second étage étaient sorties avec leurs parents juste
avant, sans doute pour aller voir les vitrines et les rues décorées
pour Noël.
La
vieille dame repensa aux Noëls de son enfance puis à ceux de
femme mariée , maman d’un garçonnet turbulent certes mais si
mignon avec ses yeux bleus et ses boucles noires ; mi- souriante
elle haussa les épaules pour se débarrasser des souvenirs ….
Il
avait bien changé son garçon !
Maintenant
Emma se préparait une fois de plus à passer les fêtes toute seule
, à aller à la messe de 9 heures le soir parce qu’elle n’osait
plus rentrer de la Métropole passé minuit .
Elle
n’installait même plus la crèche .
Elle
se resservit un café : « coupé avec de la chicorée ça ne
peut pas me faire mal ». Elle ruminait….. C’était
bien fini les veillées de Noël avec les voisins , l’époque
des années 50 où en attendant de sortir dans la neige pour aller à
la cathédrale les familles se retrouvaient tantôt chez les uns
tantôt chez les autres ; les enfants jouaient aux petits
chevaux , leurs pères faisaient une belote et les mamans bavardaient
… Sa grand-mère assise à côté du poêle disait un chapelet ou
continuait son tricot . Vers 11 heures la tisane était servie , un
verre de blanc proposé aux hommes puis chacun passait chez lui
mettre sa plus belle veste , son beau manteau après avoir
emmitouflé ses gamins et les habitants de l’immeuble se
retrouvaient dans la rue . Il y avait toujours quelqu’un pour aider
la grand-mère et éviter qu’elle ne glisse .
«
Les gens sont plus comme avant » pensa t’elle , « avec
la télévision c’est chacun chez soi et chacun pour soi » .
Emma se dit qu’elle ne risquait pas de demander de l’aide à ses
voisins si elle avait un souci .
Quand
elle était remontée tout à l’heure elle avait entendu Sainte
Nitouche discuter avec son mari …faut dire qu’elle avait besoin
de poser ses courses ; elle n’était pas restée là pour
écouter mais elle n’avait pas pu s’empêcher d’entendre «
Tu devrais monter lui dire à la mémé du dessus de ne pas faire de
bruit le matin . Elle tourne et vire dès 5 ou 6 heures , son
plancher grince et les filles se mettent à imaginer des fantômes »
Emma
avait repris son paquet et continué son ascension . « Elle
manque pas de culot ! Se plaindre alors que je fais bien
attention à ne pas trop brasser …. C’est quand même pas le
balai qui fait du bruit … De toute façon ce qui la dérange c’est
qu’une fois ses filles réveillées elle ne peut pas traîner au
lit !
Et
puis me traiter de mémé, faut pas exagérer , j’ai pas encore
atteint les quatre-vingts … »
Elle
avait vu de la lumière chez l’allemande du premier en rentrant des
courses et des voix jeunes avaient résonné dans l’escalier une
partie de l’après –midi, avec des bruits de bouteilles qui
s’entrechoquaient ; depuis un bon moment cependant le calme
était revenu.
17h30 !
Elle avait dû s’assoupir quelques minutes. C’est le bruit de la
machine à coudre des Silverstein qui avait dû la bercer : une
belle Singer qui avait fait des envieux dans le quartier quand elle
avait été livrée en mai 38 ….mais qu’est ce qu’elle
racontait là ? « tu déhottes complètement ma vieille »
se dit elle .
Les
Silverstein avaient étés emmenés en 43, même que la vieille
toupie du dessous, dont le frère s’était engagé volontaire pour
le STO, avait dit aux boches que les deux petites étaient en classe.
Les parents d’Emma en étaient encore tous retournés quand elle
était rentrée de l’école.
Pourtant
la machine à coudre continuait de l’autre côté de la cloison
dans l’appartement au dessus de la boutique dont la vitrine
s’ouvrait rue Dessaix...
« t’es
fatiguée » pensa t’elle ; « tu vas finir
par croire aux fantômes toi aussi , comme les petites du dessous »
.
Emma
se mit debout, finit de préparer ses rissoles et enfourna la
première plaque … le bruit de la machine à coudre continuait à
se faire entendre ; elle crut même un instant entendre pleurer
le petit dernier des tailleurs. « Ce n’est pas possible, j’ai
dû abuser sur la gnôle dans la compote ; elle m’est montée
à la tête pendant que je touillais pour que ça n’accroche pas au
fond de la casserole »
Samedi
1 heures
Emma
faisait un petit clopet dans son fauteuil recouvert d’une
couverture faite avec des carrés de laine récupérée en
détricotant des gilets trop usés pour durer encore. Elle s’était
déjà préparée pour aller à la messe de minuit : sa robe
noire à petites fleurs et le gilet mauve qui allait avec , le
chignon bien serré dans la résille retenait les cheveux qu’elle
tirait avec des peignes au dessus des oreilles . Pour ne pas risquer
de prendre froid elle avait mis par-dessus la robe de chambre en
laine des Pyrénées qu’elle avait offerte à son Albert à peine
queques mois avant qu’il ne passe …comme elle ne voulait pas la
laisser perdre elle l’avait mise de côté avant que
l’aide-ménagère vienne l’aider à débarrasser le linge .
Des
cris de femmes, les pleurs d’un enfant, des pas précipités dans
l’escalier …. La vieille dame se réveilla en sursaut ; la
poignée de la porte d’entrée qu’elle avait fermée bougeait
….sans réfléchir elle ouvrit.
Une
jeune femme brune se précipita dans la cuisine, un bébé de
quelques mois dans les bras, l’allemande à sa suite.
Elles
s’appuyèrent contre la porte qu’Emma avait refermé
précipitamment derrière elles de façon instinctive .
Des
coups sur le bois, au point de faire tomber le plâtre entre
chambranle et cloison , des vociférations dans une langue étrangère
hurlées par au moins deux hommes, les jeunes femmes pétrifiées ,
le bébé qui hurlait …. puis plus rien sauf des pas qui
redescendaient l’escalier et les voix enragées qui s’éloignaient
.
Bercé,
le bébé se calmait ; sa mère le mit au sein tandis que
Gertrude (désormais ce n’était plus « l’allemande »
) expliquait à Emma que son amie était une jeune fille de famille
turque .Elles faisaient ensemble leurs études et avaient
quitté Berlin en même temps : l’une officiellement dans le
cadre d’un échange entre universités , l’autre en cachette
car ,enceinte de son ami , elle avait été condamnée à être tuée
par sa famille qui l’avait promise en mariage à un marchand
d’Izmir et voulait « laver son honneur ».
Ils
avaient retrouvé la trace de Gertrude et étaient venus chez elle où
elles se trouvaient toutes deux pour fêter Noël avec des copains ;
elles avaient ouvert sans méfiance pensant que c’était ceux-ci
qui arrivaient avec un peu d’ avance.
Dimanche
1 heure
Emma
pris congé de Gertrude et ses amis ; elle avait manqué la
messe de minuit et se moquait de ce que Monsieur le Curé et ses
copines pouvaient penser. Le Noël de cette année valait tous les
sermons.
Gertrude
l’avait invitée à les rejoindre au premier étage où pour ses
copains de la faculté et Gudrun son amie elle avait organisé une
fête .
Emma avait apporté rissoles et pandoro qui avaient fait plus
d’heureux que quand elle les apportait à la Maison Diocésaine.
Ils avaient partagé strudels, chocolats, baklawa , vin blanc ,
chansons , rires …
L’appartement
avait bien changé depuis la jeunesse d’Emma ; il y faisait
chaud .
La
trappe qui permettait de prendre l’escalier de bois descendant à
la boutique avait disparu sous un lino jaune . De toute façon
la boutique n’existait plus : le local servait à la chaudière
.
En
cette nuit de Noël la jeune mère et son bébé, Myriam, allaient
coucher chez Emma ; pour être en sécurité avaient elles dit
mais surtout parce que cela faisait un grand bonheur à la vieille
dame.
Le
lendemain elles rejoindraient le logement que Gudrun occupait sous
un nom d’emprunt :l’appartement des Silverstein, au dessus
du restaurant indien de la rue Dessaix.
Le
bruit qu’avait entendu Emma n’était pas celui de la machine à
coudre mais le va et vient d’un fauteuil à bascule ou Gudrun se
balançait en berçant sa fille .
Dire
que Gertrude avait choisi cet appartement parce qu’il était
possible , en enjambant la balustrade de l’escalier , de
rejoindre la terrasse qui reliait la maison de la rue Croix d’or
et celle de la rue Dessaix ; Gudrun avait ainsi un moyen de fuir
en cas de danger et de rejoindre Gertrude discrètement .
C’était bien pensé mais ni l’une ni l’autre des jeunes femmes
n’avaient envisagé la possibilité que pour atteindre Gudrun son
frère aîné et son oncle pourraient vouloir s’en prendre à son
amie .
Lundi
12 heures
Dans
la boîte au lettres de Gertrude un courrier pour Gudrun attendait :
sa demande de statut de réfugiée avait été accepté .
Pour
l’heure cette dernière attendait son ami à la gare avec la petite
Myriam dans la poussette que madame Gozzi lui avait donnée en
disant que ce n’était « pas grand-chose … il faut
bien s’aider dans la vie », que sa seconde fille allait sur
ses trois ans et que cela lui rendait service en permettant de
débarrasser le galetas de la layette et du matériel de puériculture
qu’elle avait stocké « au cas où …»
Au
troisième étage Gertrude aidait Emma à mettre le couvert pour
huit personnes ; tous les habitants de la maison se réunissaient
autour de Myriam et ses parents pour fêter Noël après le 25
Décembre.
Emma
avait les joues rougies par la chaleur régnant dans sa cuisine ;
entre la cocotte de fonte où mijotait du lapin et la polenta qui
gratinait au four la gazinière aurait suffit à chauffer la pièce
mais elle n’avait pas voulu couper le chauffage de crainte que la
« ptiote » ne prenne froid .
L’émotion
de recevoir du monde chez elle qui restait d’habitude toute seule
jouait sans doute aussi un rôle dans les couleurs du visage d’Emma
qui était tourneboulée au point de ne pas prêter attention ni aux
mèches s’échappant de son chignon ni au fait que les boutons de
sa robe étaient attachés lundi avec mardi .
Gertrude
l’aida à se boutonner correctement et lui glissa dans l’oreille
de ne pas s’inquiéter, personne d’autre ne le saurait .
Emma
se sentait pousser des ailes depuis les évènements de la nuit de la
Nativité, des ailes qui ne devaient rien à la religion … elle
n’acceptait pas que Gudrun et Gertrude lui disent qu’elle était
un ange : un ange ça ne dit pas les choses comme elle les pense
et ça Emma ne voulait pas y renoncer .Les après midi à la
Mission Italienne perdraient de leur saveur si elle devait tenir sa
langue. De toute façon il fallait bien qu’elle aie quelque chose à
dire à monsieur le curé quand elle se rendrait à confesse.
Lundi
22 heures
Emma
venait de se coucher ; elle était fatiguée par cette journée
de fête . Fatiguée mais heureuse . : pour la première fois
depuis le départ d’Albert elle n’avait pas été seule pour
Noël ;son vaurien de fils l’ignorait depuis que le soir même
de la mise en terre elle avait dû lui refuser l’argent du livret
d’épargne qu’il réclamait .
Cette
petite à côté c’était un petit bonheur pour elle qui n’avait
pas eu de petits enfants , une famille de cœur . Ah ça c’est sûr
qu’elle avait envie de les gâter un peu
« De
toute façon, les sous de la banque je ne partirai pas avec quand ça
sera l’heure ! »
Elle
aimait bien Gertrude aussi et regrettait qu’à l’été celle-ci
doive retourner dans son Allemagne natale .
Elle
pensa que si quelque chose n’avait pas changé c’était bien la
bêtise humaine et la violence qu’elle engendrait .
Sous
son édredon elle écoutait le fauteuil à bascule et s’endormit en
faisant revenir l’esprit de la famille Silverstein : le bébé,
les fillettes , le père qui bâtissait les costumes et faisait
fonctionner la machine à coudre, la mère qui se chargeait des
finitions …
1 commentaire:
Merci Cornélius pour cette charmante histoire !
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